Sous les eaux sombres de la rade de Toulon gît l'épave de la Lune, navire du Roi-Soleil qui a coulé là le 6 novembre 1664. En cette deuxième semaine d'octobre, une escadre de trois navires chargés de sous-marins, de robots filoguidés et d'un scaphandrier aux allures de Bibendum tangue et roule à son aplomb, pour tester de nouvelles techniques de fouilles archéologiques sous-marines profondes.
Il y a là le Jason, affrété par la marine nationale, spécialisé en temps normal dans la récupération des mines, des missiles, des boîtes noires ou le secours aux sous-marins de l'OTAN en détresse ; le Minibex de la Comex, chargé d'accumuler les images en 3D en vue d'un documentaire diffusé en décembre sur Arte ; et l'André-Malraux, tout nouveau navire du Département de recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (Drassm), dépendant du ministère de la culture. Son directeur, Michel L'Hour, est le chef de cette opération hors du commun.
Symbole de l'échec d'une des premières initiatives guerrières de Louis XIV, la Lune avait sombré dans l'oubli, et avec elle le millier de personnes qu'elle transportait, jusqu'à sa redécouverte fortuite en 1993, lors d'une plongée d'essai du sous-marin Nautile de l'Ifremer. Depuis lors, Michel L'Hour rêve de fouiller cette épave, voire de la ressusciter. "La Grande-Bretagne l'a fait pour le Mary Rose, la Suède pour le Vasa", deux navires des XVIe et XVIIe siècles récemment sauvés des eaux et extrêmement populaires dans ces pays, rappelle-t-il.
DE 15 000 À 20 000 ÉPAVES SUR LE LITTORAL MÉTROPOLITAIN FRANÇAIS
Toute la différence, c'est la profondeur : 11 et 32 mètres respectivement pour le Mary Rose et le Vasa, contre près de 100 mètres pour la Lune. Les deux premières épaves relevaient de l'archéologie sous-marine classique, tandis que le navire français nécessite des moyens de fouille d'une tout autre ampleur – et à vrai dire encore très largement expérimentaux.
"L'André-Malraux a été conçu pour projeter des machines au-delà de la plongée humaine", souligne Michel L'Hour. Aujourd'hui, note-t-il, "les plongeurs autonomes les plus moustachus, avec des recycleurs, descendent à 140 mètres. Ils ne sont pas tous pilleurs, mais la tentation est très grande". Si l'on ajoute à cette évolution technique l'accroissement du chalutage de grand fond, les épaves profondes, trésors jusqu'ici protégés, deviennent de plus en plus vulnérables.
L'objectif de Michel L'Hour est donc de faire de la Lune un banc d'essai des techniques qui permettront de mieux protéger et explorer ce patrimoine immense – on estime de 15 000 à 20 000 le nombre d'épaves sur le littoral métropolitain français. Son ambition ultime serait de pouvoir les fouiller sans plongée humaine, "grâce à la réalité virtuelle". Ses mains commanderaient directement les pinces de robots qui dégageraient et collecteraient les pièces à remonter à la surface, couche après couche.
Sur le terrain, la réalité de la mer se rappelle aux équipages. La houle et le vent compliquent le positionnement dynamique des trois navires au-dessus du petit monticule de 40 mètres par 10 mètres de l'épave. Difficile dans ces conditions de déployer en simultané plusieurs engins, surtout quand le Newsuit, le scaphandre high-tech de la marine nationale, est au fond : trop risqué pour son occupant, relié à la surface par un mince cordon ombilical.
Vue depuis le pont du Jason, dans des containers bardés d'écrans et de consoles de commande, la récupération de vaisselle par l'ancien plongeur de combat et son robot accompagnateur est fastidieuse : les pièces, fragiles, se dérobent ; les paniers où l'on les entrepose sont difficiles à saisir avec des pinces, malgré la dextérité des pilotes. Cela ne déplaît pas au lieutenant de vaisseau Laurent Heyer, chef de mission "intervention sous la mer" : "Pour nous, l'exercice est très utile : on s'adapte, on bricole, rien de mieux pour se former."
L'ACQUISITION DES DONNÉES N'EST JAMAIS GARANTIE
L'équipe de Dassault Systèmes associée au projet a elle aussi constaté que la mer ne faisait pas de cadeau. Chargée de relever le site en 3D le plus précisément possible, pour permettre aux archéologues de s'y déplacer virtuellement afin de préparer les interventions, elle a réalisé que l'acquisition des données n'était jamais garantie : "Nous avons réussi in extremis à capturer deux zones très précises", raconte Cédric Simard, directeur de projet.
Le temps de calcul nécessaire pour digérer cette masse de données reste considérable avec les moyens actuels : "Nous pourrons les mettre à disposition des archéologues d'ici un mois", estime l'ingénieur.
La capacité de chausser un casque de réalité virtuelle et des gants haptiques reliés à un submersible fouilleur en temps réel n'est donc pas pour demain, d'autant que la partie robotique reste à développer. "Si nous ne le faisons pas, des sociétés privées le feront, sans souci du bien commun", redoute Michel L'Hour.
L'opération comprend un volet "restauration" : il s'agit de voir si des pièces métalliques pourraient être rapidement préservées dans des bains de fluides subcritiques développés par la société arlésienne A-Corros. Un canon en bronze constitue un échantillon de choix. Samedi 13 octobre, aux dernières heures de la mission, il sort de l'eau après 348 ans d'immersion... pour y replonger aussitôt, après une erreur de manutention. Contre fortune de mer, Michel L'Hour fait bon coeur, persuadé que l'"on apprend plus de ses échecs que de ses succès". Il promet de retourner sur la Lune récupérer ce canon rétif.
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